Estelle Zhong Mengual : L'art au secours de l'écologie
Le 17/01/2023
Nos yeux sont aveugles ! Pour amoureux de la nature que l’on puisse être, nous passons souvent à côté de son merveilleux. On n’y voit souvent qu’un très beau tableau. Un manquement de notre culture occidentale auquel l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual compte bien remédier. Elle invite à reconstituer une culture du vivant, pour rendre le monde plus riche, plus intéressant… et plus peuplé.
Propos recueillis par Gaïa Mugler
Comment une historienne de l’art en arrive à se préoccuper d’écologie ?
C’est parti d’un sentiment de désespoir total. Pour moi, ces questions étaient cruciales et je pensais ne rien pouvoir faire en histoire de l’art. Le propos du philosophe Baptiste Morizot a été mon sésame : si la crise écologique est aussi une crise de la sensibilité au vivant, alors l’histoire de l’art a un rôle à jouer ! Il y avait une histoire de l’appauvrissement de notre sensibilité à écrire, et on pouvait mettre en lumière des œuvres permettant de repeupler notre imaginaire à l’égard du monde vivant.
Comment a-t-on l’habitude de voir la nature ?
Pendant des siècles, les Occidentaux modernes ont été nourris de représentations de la nature comme un décor pour l’activité humaine, comme ce qui nous environne. L’autre habitude, c’est de projeter notre intériorité sur le vivant, comme la mélancolie sur un arbre en automne, comme s’il n’avait pas d’autonomie et n’attendait que le regard humain pour prendre sens. Voir la nature comme nous renvoyant à nous-mêmes ne serait pas un problème si ça ne prenait pas toute la place de notre rapport à elle. Ce rapport ne laisse pas de place à l’altérité.
La crise écologique voit-elle ce rapport changer ?
On se rend soudain compte de tout ce que font activement les animaux et les plantes. Nous voyons à présent que ce n’est pas seulement qu’il y a des animaux et plantes, mais qu’ils fabriquent le monde pour qu’il soit habitable pour nous et d’autres. Cette agentivité n’a pas été mise en valeur par notre culture. En ce sens, la crise nous apprend à voir.
Justement, comment apprendre à voir ?
On ne nous a pas appris à déchiffrer et à nous intéresser aux formes de vie, et la plupart des choses qui se passent dans le monde vivant sont invisibles, comme la photosynthèse. Nous avons tendance à penser que la nature ne nécessiterait pas d’apprentissage. Son accès serait spontané. Mais non ! Une balade en forêt ne révèle pas magiquement que nous sommes en relation avec elle. Il faut une médiation, et l’art peut en être une. D’une part, on peut facilement y questionner nos habitudes de représentation, ce qui est une première étape. Et d’autre part, certains artistes ont déjà fait l’effort pour rendre visibles à notre œil des aspects du monde vivant qui ne seraient pas repérables dans l’immédiateté d’une rencontre en forêt. Les êtres complexes et autonomes que sont les animaux et les plantes ne sont pas plus simples à comprendre que les humains. Il faut apprendre à faireconnaissance, comme partout dans la vie. Ce travail peut être très joyeux et rend le monde peuplé, on n’est plus dans ce sentiment de solitude cosmique, comme le dit Baptiste Morizot.
Qu’est-ce que le partage de l’enchantement évoqué dans votre livre ?
Dans nos cultures occidentales, la science aurait le monopole de la parole juste et vraie sur le vivant, et l’art, le monopole de la sensibilité. La science est un excellent outil, mais elle peine parfois à faire véritablement entrer les autres êtres dans notre existence. Prenons la théorie de l’évolution, qui dit que nous avons un lien de parenté avec tout le vivant. Tout le monde connaît cette théorie, pourtant, on ne la comprend pas réellement. En nous laissant des traces affectives, les œuvres peuvent nous faire ressentir cette histoire évolutive et écologique commune, ce phénomène qui n’est pas que scientifique : l’évolution, ce n’est pas que de la science, c’est la vie, tout simplement !
Faut-il redéfinir le Beau ?
La beauté n’est pas si culturelle qu’on le croit. La beauté prend parfois ses origines dans le monde vivant et nous relie à lui. La forme, la couleur, l’allure d’une fleur sont des signes sculptés par l’évolution pour d’autres que nous, à savoir les pollinisateurs. Ce qui les attire est ce qui nous attire ; on partage un même sens de l’esthétique avec les insectes !
BIO EXPRESS
Estelle Zhong Mengual ©Pierre Mouton
- Née en 1989 à Paris, Estelle Zhong Mengual est normalienne, diplômée de Science Po Paris, et historienne de l’art.
- Spécialiste en histoire de l’art environnemental, elle enseigne aux Beaux-Arts depuis 2019.
- En 2018, elle publie Esthétique de la rencontre avec Baptiste Morizot (Seuil). L’année suivante, elle écrit pour les Presses du Réel L’Art en commun. Son ouvrage Apprendre à voir, (2021, Actes Sud) est un incontournable de la pensée désanthropocentralisée.
- En 2022, paraît Peindre au corps à corps, portant sur la vision unique des fleurs de l’artiste Georgia O’Keeffe.
Si vous étiez...Un tableau ? Chevreuils rouges II, de Franz Marc*. Il arrive à capter leur singularité, leur grâce.
Une fleur ? Une marguerite, pour sa simplicité et son hospitalité : son cœur se réchauffe au soleil pour attirer les insectes.
Le comportement d’une plante ? L’héliotropisme (attraction à la lumière). Je trouve très beau d’être aimanté face à face avec ce qui vous donne vie.
Un parfum ? Celui d’une fleur nocturne telle la belle-de-nuit, qui s’ouvre la nuit pour attirer les papillons, avec lesquels on partage un goût olfactif : beaucoup de parfums humains comportent des odeurs de fleurs nocturnes !
Une couleur ? Le vert, qui dit la puissance des végétaux à pouvoir manger du soleil.
Si vous étiez une œuvre d’art non picturale ? Le roman Une année à la campagne de Sue Hubbell, pour son sous-titre « Vivre les questions ». Elle décrit les questions émerveillées que soulève la fréquentation quotidienne du monde vivant et combien cela transforme sa vie.
* Peintre expressionniste allemand qui a fait partie du groupe Blaue Retier (Cavalier bleu). |